À partir d’aujourd’hui, il est interdit de porter un masque à Montréal lors d’une manifestation, et interdit même d’en porter « sans motif raisonnable ». Regard sur le patrimoine historique et social du masque, maintenant un peu plus près de l’oubli.
«Je m’avance masqué », disait au XVIIe siècle le pourtant pas casseur et forcément cartésien René Descartes. Trois cents ans plus tard, le dandyssime Oscar Wilde allègue le tout de son wit et sa mondanité : « L’homme est moins lui-même quand il est sincère, donnez-lui un masque et il dira la vérité. »
Cette idée, Céline Moretti-Maqua l’entérine spontanément. Cette musicologue française est devenue, de recherche en recherche, spécialiste des masques, de leurs significations sociale et anthropologique. Elle a signé une série de livres sur le sujet aux éditions l’Harmattan. Créé pour le théâtre, datant des Grecs, le masque a vite trouvé son chemin vers la rue, pour les carnavals, les bals, les bien-nommées mascarades, et, bien sûr, les rendez-vous galants – légitimes ou non.
« Dans toute société, primitive, occidentale ou actuelle, le masque a une importance primordiale dans l’expression de l’être personnel, du moi profond, des choses qui ne doivent ni être, ni être dites », indique d’emblée Moretti-Maqua en entrevue au Devoir. Pour elle, le masque sert davantage à dévoiler qu’à cacher. « C’est un visage intime posé sur le visage social. Il permet de transmettre un message de cohérence sociale et de collectivité, indique l’auteure. À visage découvert, automatiquement l’individualité entre en jeu, les différences sont surlignées. Dans les mascarades, les gens sont entre eux, dissimulés de l’apparat des classes sociales, parfois même de l’apparat des genres, quand on ne sait plus qui est homme ou femme, pour partager les mêmes valeurs humaines. Lors de manifestations populaires, si on défile pour une collectivité, l’individualité n’a pas lieu d’être. » En voilant l’identité, le masque efface le « je » pour laisser toute la place au « nous ». Il permet de voir une foule plutôt qu’une somme d’individus.
Ici, dans notre historique Nouvelle-France, on porte le masque lors des tumultes et des charivaris pour dénoncer, en groupe, une veuve qui se remarie trop tôt ou un époux qui prend sa femme trop jeune. Le premier charivari est recensé à Québec en 1683. Malgré les mandements et menaces d’ex-communion, la tradition se perpétue jusqu’aux alentours de 1920. Pour Francis Back, illustrateur spécialisé en costume historique, l’utilisation du masque comme du visage noirci au charbon souvent « transpire le défi de l’autorité ».
Le vêtement, puis le corps ?
Ce féru fini d’histoire s’inquiète des règlements passés ces jours-ci à la va-vite. Alors qu’à Montréal, « le motif raisonnable » pour porter un masque sera laissé au bon discernement des policiers, le carré rouge, avec la loi 78, pourrait être vu comme une incitation à manifester, et donc déclaré illégal. « Quand l’État veut réglementer l’apparence de ses citoyens, on ouvre la porte aux dérapages », souligne Francis Back. Reverra-t-on les excès de 1837-1838, où, en pleine rébellion des patriotes, un jeune fût jeté en prison, alors qu’il ne portait pas d’armes, sous la simple accusation qu’il était habillé en étoffe du pays, affichant ainsi son penchant politique ?
« Le vêtement est notre deuxième peau, poursuit Francis Back. Notre corps est censé être notre refuge personnel. Quand on se met à légiférer l’apparence et le vêtement, c’est habituellement le début de la fin d’un règne. Ça sent le désarroi politique, la coupure des valeurs humaines fondamentales, la perte de contrôle qui pousse le pouvoir à contrôler les individus de plus en plus loin dans leur intimité. L’étape suivante, c’est de légiférer le corps », poursuit le spécialiste, qui émaille son discours d’exemples tirés de la petite histoire vestimentaire. « Cette réaction, je la comprendrais si on était du xviie siècle. Mais même Louis XIV n’avait pas interdit les masques, et c’était un despote ! Là, alors qu’on a les empreintes digitales, l’ADN, les caméras de sécurité, on nous dit que le masque serait un objet dangereux ? Avec une excuse, totalement démagogique, qui associe le masque à la casse et le carré rouge à la violence ? Ce ne sont que des sigles. »
La Française Céline Moretti-Maqua rappelle que les sociétés occidentales sont essentiellement celles qui ont cherché à interdire l’objet. Dans la Venise hypermasquée des xviie et xviiie siècles, de nombreux usurpateurs en profitaient pour commettre, visage couvert, des méfaits. Une loi fut passée. « Ça n’a rien changé. Au regard de l’évolution sociale, c’est triste d’empêcher le masque d’avoir cette signification, de pouvoir regrouper énormément de personnes de classes sociales diverses, avec un même but, être ensemble. Réglementer le masque, c’est une uniformisation. Une uniformisation à visage découvert… »
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Comme l’aurait dit Brassens, « Nous vivons un temps bien singulier ».
D’un côté, on réclame, à cor et à cri, de la visibilité. Chaque groupe, chaque « minorité », exige sa juste place sous les feux des projecteurs, afin d’être mieux vu. Chacun se plaint. A l’hôpital, à l’Assemblée nationale, on ne voit pas assez de femmes dans les postes de pouvoir. À la télévision, pas assez de représentants de la « diversité ». Au théâtre et au cinéma, pas assez d’acteurs « de couleur ». Les femmes, les handicapés, ceux qui sont issus de pays naguère colonisés, les gays, les familles monoparentales : chacun exige sa part de lumière. Le cri du cœur : « On ne nous voit pas assez ! » vient ainsi redoubler le fameux : « On ne nous entend pas ! » qui triomphe actuellement aux Champs-Élysées comme sur les ronds-points.
Sans doute n’est-ce pas, il faut le reconnaître, sans quelque raison. Car ce qui est en jeu est la reconnaissance sociale. On veut se sentir, enfin, considéré. La recherche de cette reconnaissance est d’autant plus légitime que la communauté en cause est victime de discrimination. La politique n’a-t-elle pas pour fin de lutter contre les inégalités ?
Comme l’écrit Emmanuel Lévinas (Totalité et infini, Livre de poche, p. 58) :
« La politique tend à la reconnaissance réciproque, c’est-à-dire à l’égalité… Et la loi politique achève et consacre la lutte pour la reconnaissance. »
Mais les individus refusent de montrer leur visage
Mais d’un autre côté, et dans le même temps, il devient presque impossible de voir un visage. L’être humain ne s’avance plus que masqué. Soit il se cache derrière une capuche (dans les « banlieues »… ou ailleurs), ou une cagoule (ici, la prudence nous conseillerait de nous cacher derrière le « nous », et ne pas en dire plus…). Soit, s’il témoigne, par exemple à la télévision, il n’accepte de montrer que ses chaussures. Le visage est flouté, la voix transformée. Un peuple de godillots a envahi nos écrans.
L’être humain singulier s’est évanoui, et se cache, pour… ne pas être reconnu ! On s’abrite, au mieux, derrière un bonnet (rouge), ou un gilet (jaune), en attendant, qui sait, une chemise (brune) ? Au pire, dans l’anonymat des réseaux sociaux où, derrière le bouclier du « pseudo », on peut se livrer, sans retenue, aux joies malsaines de l’agression gratuite, et de la bassesse ignominieuse.
Feu la personne humaine ?
Certes, il n’est pas bon que l’homme soit seul, et l’appartenance à un groupe a bien des aspects positifs. Certes, il convient souvent d’être prudent dans l’usage de ce droit pourtant imprescriptible, non pas simplement de penser ce qu’on veut et de dire ce qu’on pense, comme le voulait Spinoza, mais, plus fondamentalement encore, de dire ce qui est.
Mais on ne peut que constater, et déplorer, la disparition de la personne humaine. Car, en n’existant que bien au chaud à l’intérieur d’un groupe, et en refusant de parler en son nom propre, et à découvert, c’est la personne humaine que l’on efface. Ainsi s’opère un curieux et paradoxal retour au sens premier du terme persona, qui désignait le masque de théâtre porté par les comédiens. Aujourd’hui, cela est tragique.
« Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! »
Un être humain est une personne quand il s’engage, et se montre responsable de ses paroles, comme de ses actes. Il devrait être clair que, pour cela, il faut d’abord avoir le courage de se montrer, tel que l’on est, dans la vérité de son visage.
Dans ce qu’Emmanuel Lévinas désigne comme « l’authenticité absolue du visage », qui est comme une « parole d’honneur originelle » (id. p. 221). « Le visage, expression par excellence, formule la première parole » (p. 193). C’est dans, et avec le visage, qu’émerge la personne.
Le visage est ce par et dans quoi « un étant se présente personnellement » (id., p. 151). La nudité du visage a une « valeur toujours positive » (p. 72). C’est d’abord par le visage que l’homme se distingue des objets. « Les choses n’ont pas de visage… elles ont un prix » (p. 149). « Les objets n’ont pas de lumière propre, ils reçoivent une lumière empruntée » (p. 72). C’est par son visage que chacun donne sa propre lumière, dans « la franche présence d’un étant » qui ne peut « dissimuler sa franchise d’interlocuteur, luttant toujours à visage découvert. À travers le masque percent les yeux, l’indissimulable langage des yeux. L’œil ne luit pas, il parle… dans l’absolue franchise qui ne peut se cacher. » (p. 62)
Baudelaire évoquait ainsi :
« Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! » (La Beauté)
La franchise absolue du face à face
C’est pourquoi, dans « la franchise absolue du face à face » (p. 199), franchise que refusent tous les encagoulés des temps présents, « l’accueil du visage » est « d’emblée pacifique » (p. 161). C’est bien d’une telle paix dont, a priori, les encagoulés ne veulent pas. La cagoule est une déclaration de guerre à autrui, qui marque le triomphe de sa lâcheté, et le déni de sa responsabilité. Autrement dit, le refus d’être une personne libre et responsable. C’est ce qu’exprime admirablement Lévinas, encore lui :
« Si l’universalité règne comme la présence de l’humanité dans les yeux qui me regardent, si, enfin, on rappelle que ce regard en appelle à ma responsabilité et consacre ma liberté en tant que responsabilité et don de soi », alors « se manifester comme visage, c’est s’imposer par-delà la forme, manifestée et purement phénoménale, se présenter d’une façon, irréductible à la manifestation, comme la droiture même du face à face, dans sa nudité, c’est-à-dire dans sa misère et dans sa faim » (id., pp 229 et 218).
Autrement dit : se manifester et s’imposer comme personne humaine, et non comme individu inconsistant et moutonnier, ayant besoin de la lumière des sunlights pour exister.
Quand l’individu se masque la face, c’est l’humanité qui perd la sienne.
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