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Gargantua rire et savoir dissertation

Couverture pour Gargantua Rire et savoir dans
Gargantua de Rabelais

Introduction

Vous aurez remarqué que Rabelais ne commence pas par nous décrire la bonne éducation de Gargantua, non, il commence par la mauvaise qu’il reçoit avec des précepteurs sophistes. Et avec humour, il nous la présente avec des justifications insolites, écoutez par exemple :
Il gambadait, sautillait, se vautrait sur la paillasse un bon moment pour mieux ragaillardir ses esprits animaux. […] Après, il se peignait avec le peigne d’Almain, c’est-à-dire avec les quatre doigts et le pouce, car ses précepteurs disaient que se peigner, se laver et se nettoyer de toute autre façon revenait à perdre son temps en ce monde.

On voit bien que beaucoup de choses ne vont pas dans cette routine matinale ! En nous faisant rire, Rabelais nous prépare déjà à ce qui sera la bonne éducation humaniste, il dénonce les mauvaises pratiques, il nous met de son côté, il ouvre notre esprit, il nous met de bonne humeur, il nous rend disponibles et réceptifs…

Bref, avant même de nous présenter Ponocrates (le parfait précepteur humaniste) Rabelais nous fait rencontrer le meilleur pédagogue qui soit : le rire lui-même. En lisant Gargantua, nous sommes en quelque sorte instruits par le rire, exactement comme le gentil géant est éduqué par Ponocrates.

Problématique

Comment le rire nous éduque-t-il dans Gargantua de Rabelais ?

Pour vous aider à suivre mon raisonnement, je vais annoncer le plan au fur et à mesure. Mais quand vous aurez besoin de le récapituler, vous pourrez trouver le texte de la vidéo au format PDF sur mon site, dans l’onglet Documents.

I. Un rire généreux et créatif

1. Un rire démesuré

D’abord, impossible de ne pas le remarquer : dans Gargantua, le rire est partout, démesuré, sans limites. Et c’est peut-être ce qui lui confère une première qualité éducative : il nous donne l’exemple de la générosité du savoir, qui se multiplie quand on le donne, sans limites.

Et si c’était ça justement le premier rôle de ce rire ? Donner un avant-goût du plaisir de repousser les limites de notre esprit, savourer ce qui dépasse nos connaissances ? On parle de « plaisir dionysiaque » pour désigner un plaisir exubérant, comme le dieu antique du vin et des excès. Le rire est une ivresse qui ouvre notre appétit de connaissance et de savoir.

C’est exactement ce qui se passe lors de la naissance de Gargantua. Tout est à la fois drôle, excessif et généreux dans ce passage : Grandgousier a invité tous les habitants de alentours, Gargamelle accouche au bout de 11 mois, et comme elle a mangé trop de tripes, Gargantua doit sortir par l’oreille.

Ce qui rappelle notamment la naissance d’Athéna (déesse de l’intelligence et de la stratégie militaire) qui sort toute armée de la tête de Jupiter…

En tout cas, la naissance de Gargantua, c’est la naissance d’un nouveau Héros, qui nous invite à boire, pour étancher une soif, non pas de vin, mais de savoir :
Sitôt qu’il fut né, il ne cria pas comme les autres enfants : « Mie ! mie ! », mais il s’écriait à haute voix : « À boire ! à boire ! à boire ! » comme s’il avait invité tout le monde à boire.

2. Un rire de grande valeur

Le rire Rabelaisien n’est donc pas un simple rire grotesque et démesuré. Ce n’est que le masque grimaçant qui cache l’acteur, le contenant qui recèle un savoir précieux…

Voilà le sens de la fameuse métaphore des Silènes, ces petites boîtes dont Rabelais parle dès le prologue. Il les compare d’ailleurs à Socrate, le philosophe grec souvent mis en scène par Platon.
Tel était Socrate, parce que, […] le jugeant sur son aspect extérieur, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon […] Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans […] une intelligence plus qu’humaine.

Je fais d’ailleurs un commentaire composé en vidéo de ce prologue, où Rabelais nous révèle que même les passages les plus triviaux de son roman cachent en fait un message élevé, philosophique, voire spirituel.

Le meilleur exemple de ça, c’est l’épisode du torche-cul où le jeune Gargantua raconte qu’il a testé et évalué toutes sortes d’objets incongrus pour mieux essuyer ses fesses.

Derrière cette longue blague scatologique se cache en fait une vraie question profonde : Comment se débarraser (de façon plaisante et efficace) de la merde de ce monde ? C’est-à-dire, de nos passions mauvaises, du péché, du mal ?…

Pour tout savoir sur ce passage, n’hésitez pas à aller voir mon analyse linéaire en vidéo sur mon site.

3. Un rire créatif

Mais enfin, le rire gargantuesque va plus loin que le simple apprentissage ! Il nous libère, il nous invite à sortir des sentiers battus, il nous invite à utiliser notre intelligence, notre imagination et notre créativité.

Par exemple, l’immense énumération des jeux de gargantua nous invite à imaginer des règles, à imaginer des situations cocasses, à inventer nos propres jeux. Le plaisir dionysiaque se trouve aussi là, dans le foisonnement et la fantaisie.
Le tapis vert étendu, on étalait force cartes, dés, tablettes et alors il jouait :
au flux, à la prime, à la vole, à la pille, […] à la chevêche, à je te pince sans rire, à picoter, à déferrer l’âne, à laïau-tru, à bourri, bourri, zou, …

D’ailleurs, un certain nombre d’inventions lexicales de Rabelais sont maintenant devenues des expressions courantes :
Une guerre picrocholine, un repas pantagruélique, un appétit gargantuesque, quand viendront les coquecigrues, etc.

4. Les richesses du rire parodique

Cette créativité du rire qui renouvelle tout ce qu’il touche, est particulièrement perceptible dans les moments parodiques et satiriques.

Par exemple, dans l’épisode où Frère Jean défend les vignobles de l’Abbaye de Seuillé, le registre épique transforme la violence en plaisir des mots et en références médicales, comme si on se trouvait soudainement dans un manuel d’anatomie.
Aux uns, il écrabouillait la cervelle, à d’autres, […] il démettait les vertèbres du cou, […] disloquait les reins, […] déboitait les fémurs, débezillait les fauciles. […] Et si quelqu’un se trouvait suffisamment flambant de témérité pour vouloir lui résister en face, […] il lui transperçait la poitrine à travers le médiastin et le coeur.

Autre exemple, le moment où Gymnaste stupéfie ses ennemis représente bien cette souplesse de l’esprit qui contourne les obstacles pour mieux parvenir à ses fins.
Tandis qu’il évoluait ainsi, les maroufles en grand ébahissement se disaient […] : « Par la Mère Dieu ! C’est un lutin ou un diable déguisé ». […] Et ils prirent la route en courant.

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Transition

Le rire de Gargantua nous transmet donc généreusement un savoir précieux, et nous invite même à utiliser notre imagination, à nous affranchir des règles… C’est là un moment de basculement, car le rire humaniste de Gargantua met en relief les absurdités pour mieux les remettre en cause, c’est aussi un rire dénonciateur !

II. Un rire dénonciateur et révélateur

1. Rire contre les arguments d’autorité

On dit souvent que le rire est corrosif parce qu’il démonte instantanément une idée absurde, sans nécessiter une longue démonstration. C’est donc l’outil idéal pour dénoncer ce qu’on appelle les arguments d’autorité : la référence à un auteur est utilisée comme preuve de vérité.

Notre narrateur, Alcofribas Nasier, s’indigne par exemple comiquement qu’on attribue toujours aux couleurs les mêmes symboliques, en se référant à un livre unique.
Qui vous dit que le blanc symbolise la foi et le bleu la fermeté ? Un livre, dites-vous, un livre minable intitulé Le Blason des couleurs, qui est vendu par les charlatans et les colporteurs ?

Autre exemple, quand Gargantua enfant donne des chevaux de bois aux invités de son père en leur faisant croire que ce sont de vrais chevaux. L’épisode se termine par une forte charge satirique, qui remet en cause l’autorité de l’Église :
— Tu nous as bien bernés, mon mignon. Je te verrais bien pape un jour ou l’autre.

2. Le cas du rire satirique

Et en effet, le rire satirique est un excellent repoussoir : il dénonce les valeurs et les idées que l’auteur conteste. C’est une déflagration qui brise les préjugés, la méchanceté et la bêtise. Il laisse deviner en creux les valeurs qui sont réellement défendues par l’auteur, en créant une complicité avec lui.

Par exemple, le discours des conseillers de Picrochole caricature les victoires d’Alexandre le Grand et les grands travaux d’Hercule :
Vous passerez par le détroit de Séville et dresserez là deux colonnes plus magnifiques que celles d’Hercule pour perpétuer le souvenir de votre nom. Ce détroit sera nommé mer Picrocholine.

La description de l’instruction de Thubal Holoferne est aussi un parfait exemple de discours ironique et satirique :
Maître Thubal Holoferne […] lui apprit si bien son abécédaire qu’il le récitait par cœur à l’envers, ce qui lui prit cinq ans et trois mois.

3. Un décalage révélateur

Souvent, ce qui provoque le rire est justement ce qui provoque la surprise : un décalage révélateur, un effet de contraste qui rend tout de suite visible ce qui relève du bon sens. Par exemple, alors que les moines se lamentent et chantent en latin, Frère Jean démolit les ennemis avec son bâton de croix.

Autre exemple de décalage révélateur : face à Eudémon qui s’exprime parfaitement, Gargantua émet ce qu’on imagine être un meuglement dépité :
Il s’exprimait avec […] tant d’éloquence, […] qu’il ressemblait plus […] à un Cicéron […] du temps passé qu’à un jeune homme de ce siècle. […] Tout autre fut la contenance de Gargantua, qui […] se mit à pleurer comme une vache.

En nous faisant rire des effets néfastes de cette mauvaise éducation de Gargantua, Rabelais nous prépare à découvrir ensuite les principes d’une bonne éducation humaniste. Je les développe d’ailleurs en détail dans une analyse linéaire vidéo que vous pourrez retrouver avec ses documents.

Transition

En tout cas, c’est par ce jeu de décalage que Rabelais généralise le rire à travers tout son roman : chaque situation triviale cache un message symbolique plus élevé.

Par exemple, quand Alcofribas regrette que le texte original soit brouté par des insectes nuisibles, on devine que derrière cette image, il parle de la censure. L’humour permet souvent de dissimuler les messages les plus subversifs…

III. Un rire philosophique et spirituel

1. Farce et mystère

Pour bien comprendre d’où vient le rire Rabelaisien, il faut que je vous parle des farces et des mystères.

À la Renaissance, le théâtre s’installe sur le parvis des églises, où les acteurs jouent de petites saynètes variées. Pour les messages les plus élevés : les Mystères racontent la vie des Saints, des paraboles de la bible. Et puis, entre chaque tableau, des farces, qui sont de grosses blagues triviales, adoucissent l’austérité de cet enseignement.

Hé bien Rabelais participe parfaitement à cette tradition, sauf qu’il innove en quelque sorte, parce qu’il entremêle ces deux dimensions : les blagues scatologiques ont en même temps un sens symbolique élevé.

Par exemple, quand Gargantua noie la ville de Paris dans son urine, il le fait « par ris » c’est-à-dire : pour rire ! C’est donc un véritable baptême par le rire. Or d’un point de vue religieux, le baptême permet le salut de l’âme. Symboliquement donc, le rire nous donne accès à ce qu’il y a de plus élevé.

Et alors, logiquement, les parisiens qui échappent à cette “bénédiction” deviennent automatiquement des universitaires, et donc, des sophistes, sacrilèges sans le savoir :
Quelques-uns d’entre eux échappèrent à ce pissefort […] et quand ils furent au plus haut du quartier de l’université, […] crachant et hors d’haleine, ils commencèrent à blasphémer.

Autre exemple : quand la jument de Gargantua promène les cloches de Notre-Dame à travers Paris et la province, c’est comme un rire et une bonne parole qui inondent le pays.

Ce message est subversif à l’époque, parce que les fidèles n’ont pas le droit de lire Bible directement : ils doivent passer par un prêtre. Un mouvement dit Évangélique (très mal vu par l’Église) revendique de lire les textes directement.

Rabelais est évidemment proche intellectuellement d’un tel mouvement, qui bénéficie d’ailleurs de l’appui d’une certaine Marguerite de Navarre.

2. Un rire qui élève l’âme

Mais s’il est critique vis à vis de l’Église, Rabelais est croyant, et comme la plupart de ses contemporains, il ne remet pas en cause ni l’existence de Dieu, ni celle de l’âme. Et ainsi, quand il écrit que « le rire est le propre de l’homme », il sous-entend que c’est une manifestation de l’âme. Pour lui, le rire nourrit, agrandit, élève l’âme.

Or tout se passe comme si le corps de Gargantua, gigantesque, à géométrie variable, était le reflet d’une âme. Ébouriffé et avachi sous l’effet d’une mauvaise instruction, rendu grand et fort par une bonne éducation, sa bouche devient plus vaste qu’une étape de pèlerinage quand il remporte des victoires.

Le nom même de Gargantua évoque la gorge déployée pour rire : « quel grand tu as ! ». Et si ce gentil géant était lui-même une métaphore du rire, de la parole, de l’appétit du savoir ? Symboliquement habillé de blanc et le bleu, il allie la joie de vivre et les choses célestes. Le rire du côté de la joie, l’esprit et la spiritualité du côté du ciel.

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3. Un rire civilisateur humaniste

On a beaucoup parlé de concepts religieux dans cette dernière partie, mais en même temps, ces débats théologiques (très vifs à l’époque) s’intéressent à la sagesse et la vérité. Derrière ces réflexions imprégnées de religion, Rabelais défend surtout un idéal humaniste civilisateur.

Par exemple, ce qui fait de Frère Jean des Entommeures un bon moine, ce n’est pas sa capacité à prier, à réciter des psaumes ou à dire la messe, mais bien sa présence sur le terrain, pour défendre ses compagnons, sa bonne humeur et son rire :
Mais maintenant, voici quel est notre bon Frère Jean ; voici pourquoi chacun recherche sa compagnie : il n’est point bigot ; ce n’est point une face de carême ; il est franc, joyeux, généreux, bon compagnon ; il travaille ; il peine à la tâche ; il défend les opprimés ; il console les affligés ; il secourt ceux qui souffrent, il garde les clos de l’abbaye.

À l’inverse, les mauvais moines n’ont plus rien d’humain, et sont même comparés à des singes :
Le singe ne garde pas la maison comme un chien ; il ne tire pas l’araire comme le boeuf ; il ne donne ni lait ni laine comme la brebis ; il ne porte pas de fardeaux comme le cheval. Il ne fait que tout conchier a saccager. C’est pourquoi il reçoit de tous moqueries et bastonnades.

Mais le rire de Rabelais, même quand il est dénonciateur, n’a rien de méchant ou de stigmatisant : les sophistes eux-mêmes sont invités à boire et à rire avec les autres. Il n’y a donc aucune malveillance dans ce rire, qui doit au contraire constituer un lien humain :
Ponocrates fut d’avis que l’on fit reboire ce bel orateur et, vu qu’il […] les avait fait rire plus que ne l’eût fait Songecreux, qu’on lui offrît les dix empans de saucisses mentionnés dans sa joyeuse harangue, [et toutes les] choses qu’il disait nécessaires à sa vieillesse.

Concusion

Dans Gargantua, le rire est un outil d’éducation et de transmission : il porte un savoir précieux, des valeurs fondamentales, il entretient l’imagination, l’inventivité, et un profond désir d’indépendance.

Mais c’est aussi un rire qui nous invite à faire preuve d’un esprit critique : il rejette les raisonnements tout faits, les arguments d’autorité, les raccourcis absurdes… Et donc en creux, il nous invite à prendre le temps d’expérimenter et de réfléchir par nous-mêmes.

C’est alors que s’ouvre tout un nouvel horizon :

Vous aurez remarqué que Rabelais ne commence pas par nous décrire la bonne éducation de Gargantua, non, il commence par la mauvaise qu’il reçoit avec des précepteurs sophistes. Et avec humour, il nous la présente avec des justifications insolites, écoutez par exemple :On voit bien que beaucoup de choses ne vont pas dans cette routine matinale ! En nous faisant rire, Rabelais nous prépare déjà à ce qui sera la bonne éducation humaniste, il dénonce les mauvaises pratiques, il nous met de son côté, il ouvre notre esprit, il nous met de bonne humeur, il nous rend disponibles et réceptifs…Bref, avant même de nous présenter Ponocrates (le parfait précepteur humaniste) Rabelais nous fait rencontrer le meilleur pédagogue qui soit : le rire lui-même. En lisant Gargantua, nous sommes en quelque sorte instruits par le rire, exactement comme le gentil géant est éduqué par Ponocrates.Comment le rire nous éduque-t-il dans Gargantua de Rabelais ?Pour vous aider à suivre mon raisonnement, je vais annoncer le plan au fur et à mesure. Mais quand vous aurez besoin de le récapituler, vous pourrez trouver le texte de la vidéo au format PDF sur mon site, dans l’onglet Documents.D’abord, impossible de ne pas le remarquer : dans Gargantua, le rire est partout, démesuré, sans limites. Et c’est peut-être ce qui lui confère une première qualité éducative : il nous donne l’exemple de la générosité du savoir, qui se multiplie quand on le donne, sans limites.Et si c’était ça justement le premier rôle de ce rire ? Donner un avant-goût du plaisir de repousser les limites de notre esprit, savourer ce qui dépasse nos connaissances ? On parle de « plaisir dionysiaque » pour désigner un plaisir exubérant, comme le dieu antique du vin et des excès. Le rire est une ivresse qui ouvre notre appétit de connaissance et de savoir.C’est exactement ce qui se passe lors de la naissance de Gargantua. Tout est à la fois drôle, excessif et généreux dans ce passage : Grandgousier a invité tous les habitants de alentours, Gargamelle accouche au bout de 11 mois, et comme elle a mangé trop de tripes, Gargantua doit sortir par l’oreille.Ce qui rappelle notamment la naissance d’Athéna (déesse de l’intelligence et de la stratégie militaire) qui sort toute armée de la tête de Jupiter…En tout cas, la naissance de Gargantua, c’est la naissance d’un nouveau Héros, qui nous invite à boire, pour étancher une soif, non pas de vin, mais de savoir :Le rire Rabelaisien n’est donc pas un simple rire grotesque et démesuré. Ce n’est que le masque grimaçant qui cache l’acteur, le contenant qui recèle un savoir précieux…Voilà le sens de la fameuse métaphore des Silènes, ces petites boîtes dont Rabelais parle dès le prologue. Il les compare d’ailleurs à Socrate, le philosophe grec souvent mis en scène par Platon.Je fais d’ailleurs un commentaire composé en vidéo de ce prologue, où Rabelais nous révèle que même les passages les plus triviaux de son roman cachent en fait un message élevé, philosophique, voire spirituel.Le meilleur exemple de ça, c’est l’épisode du torche-cul où le jeune Gargantua raconte qu’il a testé et évalué toutes sortes d’objets incongrus pour mieux essuyer ses fesses.Derrière cette longue blague scatologique se cache en fait une vraie question profonde : Comment se débarraser (de façon plaisante et efficace) de la merde de ce monde ? C’est-à-dire, de nos passions mauvaises, du péché, du mal ?…Pour tout savoir sur ce passage, n’hésitez pas à aller voir mon analyse linéaire en vidéo sur mon site.Mais enfin, le rire gargantuesque va plus loin que le simple apprentissage ! Il nous libère, il nous invite à sortir des sentiers battus, il nous invite à utiliser notre intelligence, notre imagination et notre créativité.Par exemple, l’immense énumération des jeux de gargantua nous invite à imaginer des règles, à imaginer des situations cocasses, à inventer nos propres jeux. Le plaisir dionysiaque se trouve aussi là, dans le foisonnement et la fantaisie.D’ailleurs, un certain nombre d’inventions lexicales de Rabelais sont maintenant devenues des expressions courantes :Une guerre picrocholine, un repas pantagruélique, un appétit gargantuesque, quand viendront les coquecigrues, etc.Cette créativité du rire qui renouvelle tout ce qu’il touche, est particulièrement perceptible dans les moments parodiques et satiriques.Par exemple, dans l’épisode où Frère Jean défend les vignobles de l’Abbaye de Seuillé, le registre épique transforme la violence en plaisir des mots et en références médicales, comme si on se trouvait soudainement dans un manuel d’anatomie.Autre exemple, le moment où Gymnaste stupéfie ses ennemis représente bien cette souplesse de l’esprit qui contourne les obstacles pour mieux parvenir à ses fins.Le rire de Gargantua nous transmet donc généreusement un savoir précieux, et nous invite même à utiliser notre imagination, à nous affranchir des règles… C’est là un moment de basculement, car le rire humaniste de Gargantua met en relief les absurdités pour mieux les remettre en cause, c’est aussi un rire dénonciateur !On dit souvent que le rire est corrosif parce qu’il démonte instantanément une idée absurde, sans nécessiter une longue démonstration. C’est donc l’outil idéal pour dénoncer ce qu’on appelle les arguments d’autorité : la référence à un auteur est utilisée comme preuve de vérité.Notre narrateur, Alcofribas Nasier, s’indigne par exemple comiquement qu’on attribue toujours aux couleurs les mêmes symboliques, en se référant à un livre unique.Autre exemple, quand Gargantua enfant donne des chevaux de bois aux invités de son père en leur faisant croire que ce sont de vrais chevaux. L’épisode se termine par une forte charge satirique, qui remet en cause l’autorité de l’Église :Et en effet, le rire satirique est un excellent repoussoir : il dénonce les valeurs et les idées que l’auteur conteste. C’est une déflagration qui brise les préjugés, la méchanceté et la bêtise. Il laisse deviner en creux les valeurs qui sont réellement défendues par l’auteur, en créant une complicité avec lui.Par exemple, le discours des conseillers de Picrochole caricature les victoires d’Alexandre le Grand et les grands travaux d’Hercule :La description de l’instruction de Thubal Holoferne est aussi un parfait exemple de discours ironique et satirique :Souvent, ce qui provoque le rire est justement ce qui provoque la surprise : un décalage révélateur, un effet de contraste qui rend tout de suite visible ce qui relève du bon sens. Par exemple, alors que les moines se lamentent et chantent en latin, Frère Jean démolit les ennemis avec son bâton de croix.Autre exemple de décalage révélateur : face à Eudémon qui s’exprime parfaitement, Gargantua émet ce qu’on imagine être un meuglement dépité :En nous faisant rire des effets néfastes de cette mauvaise éducation de Gargantua, Rabelais nous prépare à découvrir ensuite les principes d’une bonne éducation humaniste. Je les développe d’ailleurs en détail dans une analyse linéaire vidéo que vous pourrez retrouver avec ses documents.En tout cas, c’est par ce jeu de décalage que Rabelais généralise le rire à travers tout son roman : chaque situation triviale cache un message symbolique plus élevé.Par exemple, quand Alcofribas regrette que le texte original soit brouté par des insectes nuisibles, on devine que derrière cette image, il parle de la censure. L’humour permet souvent de dissimuler les messages les plus subversifs…Pour bien comprendre d’où vient le rire Rabelaisien, il faut que je vous parle des farces et des mystères.À la Renaissance, le théâtre s’installe sur le parvis des églises, où les acteurs jouent de petites saynètes variées. Pour les messages les plus élevés : les Mystères racontent la vie des Saints, des paraboles de la bible. Et puis, entre chaque tableau, des farces, qui sont de grosses blagues triviales, adoucissent l’austérité de cet enseignement.Hé bien Rabelais participe parfaitement à cette tradition, sauf qu’il innove en quelque sorte, parce qu’il entremêle ces deux dimensions : les blagues scatologiques ont en même temps un sens symbolique élevé.Par exemple, quand Gargantua noie la ville de Paris dans son urine, il le fait « par ris » c’est-à-dire : pour rire ! C’est donc un véritable baptême par le rire. Or d’un point de vue religieux, le baptême permet le salut de l’âme. Symboliquement donc, le rire nous donne accès à ce qu’il y a de plus élevé.Et alors, logiquement, les parisiens qui échappent à cette “bénédiction” deviennent automatiquement des universitaires, et donc, des sophistes, sacrilèges sans le savoir :Autre exemple : quand la jument de Gargantua promène les cloches de Notre-Dame à travers Paris et la province, c’est comme un rire et une bonne parole qui inondent le pays.Ce message est subversif à l’époque, parce que les fidèles n’ont pas le droit de lire Bible directement : ils doivent passer par un prêtre. Un mouvement dit Évangélique (très mal vu par l’Église) revendique de lire les textes directement.Rabelais est évidemment proche intellectuellement d’un tel mouvement, qui bénéficie d’ailleurs de l’appui d’une certaine Marguerite de Navarre.Mais s’il est critique vis à vis de l’Église, Rabelais est croyant, et comme la plupart de ses contemporains, il ne remet pas en cause ni l’existence de Dieu, ni celle de l’âme. Et ainsi, quand il écrit que « le rire est le propre de l’homme », il sous-entend que c’est une manifestation de l’âme. Pour lui, le rire nourrit, agrandit, élève l’âme.Or tout se passe comme si le corps de Gargantua, gigantesque, à géométrie variable, était le reflet d’une âme. Ébouriffé et avachi sous l’effet d’une mauvaise instruction, rendu grand et fort par une bonne éducation, sa bouche devient plus vaste qu’une étape de pèlerinage quand il remporte des victoires.Le nom même de Gargantua évoque la gorge déployée pour rire : « quel grand tu as ! ». Et si ce gentil géant était lui-même une métaphore du rire, de la parole, de l’appétit du savoir ? Symboliquement habillé de blanc et le bleu, il allie la joie de vivre et les choses célestes. Le rire du côté de la joie, l’esprit et la spiritualité du côté du ciel.On a beaucoup parlé de concepts religieux dans cette dernière partie, mais en même temps, ces débats théologiques (très vifs à l’époque) s’intéressent à la sagesse et la vérité. Derrière ces réflexions imprégnées de religion, Rabelais défend surtout un idéal humaniste civilisateur.Par exemple, ce qui fait de Frère Jean des Entommeures un bon moine, ce n’est pas sa capacité à prier, à réciter des psaumes ou à dire la messe, mais bien sa présence sur le terrain, pour défendre ses compagnons, sa bonne humeur et son rire :À l’inverse, les mauvais moines n’ont plus rien d’humain, et sont même comparés à des singes :Mais le rire de Rabelais, même quand il est dénonciateur, n’a rien de méchant ou de stigmatisant : les sophistes eux-mêmes sont invités à boire et à rire avec les autres. Il n’y a donc aucune malveillance dans ce rire, qui doit au contraire constituer un lien humain :Dans Gargantua, le rire est un outil d’éducation et de transmission : il porte un savoir précieux, des valeurs fondamentales, il entretient l’imagination, l’inventivité, et un profond désir d’indépendance.Mais c’est aussi un rire qui nous invite à faire preuve d’un esprit critique : il rejette les raisonnements tout faits, les arguments d’autorité, les raccourcis absurdes… Et donc en creux, il nous invite à prendre le temps d’expérimenter et de réfléchir par nous-mêmes.C’est alors que s’ouvre tout un nouvel horizon :

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