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Ulysse et les sirènes picasso


Ulysse et les sirènes, Pablo Picasso

Ulysse et les sirènes, Pablo Picasso, 1947, 360 x 250 cm

Ulysse et les sirènes
de Pablo Picasso, 1947
Ripolin et graphite sur trois panneaux de fibrociment
360X250 cm
Musée Picasso – Antibes

Avec la difficulté d’approvisionnement en matériaux, à la sortie de la guerre, Picasso s’approvisionne en peinture pour bateaux et en plaque de fibro-ciment. L’œuvre est donc réalisée avec ces matériaux : peinture à l’huile industrielle (Ripolin) sans dessin préalable (formes réalisées directement au pinceau, composée de trois panneaux superposés). C’est une peinture fluide à la matière visible (traces de pinceaux), à  l’exécution énergique.
L’emploi des sept couleurs de base (bleu azur, blanc de neige, vert d’eau, vert romain, bleu outremer, gris rosé, brun Van Dyck) produit une ambiance claire et à dominante bleutée.
Le format de l’œuvre est immense, et propose la scène mythologique des Sirènes du chant XII de l’épopée d’Homère, l’Odyssée.

Dans cet épisode, les Sirènes sont des divinités féminines de la mer, oiseaux à tête humaine et à queue de poisson qui symbolisent l’âme des morts, sur une île, à l’entrée du détroit de Sicile. Naufrageuses, elles cherchent à charmer les hommes de leurs chants mélodieux, attirent les marins et les entraînent à la mort sur les rivages mortels de l’île où elles demeurent. Sur les conseils de Circé, Ulysse se fait attacher au mât de son navire par ses compagnons (qui se bouchent les oreilles avec de la cire) pour pouvoir les écouter et ne pas succomber à l’attirance de leurs chants. Ulysse résiste à leurs chants et les Sirènes se précipitèrent du haut de leur rocher dans les profondeurs de l’océan.

« Ulysse et les sirènes » 1947, Pablo Picasso, musée Picasso, Antibes, Alpes-Maritimes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, France

Ulysse et les sirènes est une peinture organisée, schématique et symbolique.

On découvre une série de plans : Un ciel bleu, le blanc des montagnes enneigées (où on distingue des visages esquissés), telles qu’on les voit depuis Antibes, une voile blanche triangulaire, la mer bleu foncé et clair, ou vert-jaune entourant le bateau, en forme de poisson, vu de dessus, de couleur beige-brun et vert marin.

Sur le bateau, Ulysse est attaché au mât, on n’en voit que le visage tourné vers nous, face éblouie par l’écoute du chant enchanteur des sirènes. Celles-ci entourent le bateau et se glissent sous le gouvernail pour le dérouter.

Les sirènes sont mi-poisson mi-femme, celle du haut sur la gauche, mi-oiseau, rayées, avec des nageoires et des griffes, montrant leur cruauté. Autour d’elles, le bleu est plus sombre, comme les abysses où elles cherchent à entraîner les navigateurs.

À l’arrière du bateau, l’eau est devenue « vineuse ». Les formes et les couleurs affirment le danger.

Des lignes blanches, filets de pêche, entourent le bateau, elles se fixent sur les points blancs peints sur les vis de fixation des plaques de fibrociment.

Le visage d’Ulysse a une expression de peur tragique (l’envie d’écouter et la crainte de céder aux chants des sirènes). C’est un cercle empli de traces de peinture blanche, avec deux grandes oreilles faites de demi-cercles ouverts vers l’extérieur. Sa bouche, au centre de la peinture et en forme d’oursin, est ouverte pour demander aux rameurs de défaire ses liens. Le visage est un miroir où on peut se regarder, et s’identifier à Ulysse et participer à l’histoire.

Les formes triangulaires, autour du bateau, figurent les rames blanchies par l’écume.

 

Ulysses and Mermaids is an organized, schematic and symbolic painting.

We discover a series of shots: A blue sky, the white snowy mountains (where we can see faces sketched), as seen from Antibes, a triangular white sail, the dark blue and clear sea, or green-yellow surrounding the boat, shaped fish, seen from above, beige-brown color and marine green.

On the boat, Ulysses is attached to the mast, we only see his face turned towards us, face dazzled by listening to the enchanting song of sirens. They surround the boat and slip under the rudder to divert it.

The mermaids are half-fish half-woman, that of the top on the left, half-bird, striped, with fins and claws, showing their cruelty. Around them, the blue is darker, like the abyss where they seek to train the navigators.

At the back of the boat, the water has become « vinous ». Shapes and colors affirm the danger.

White lines, fishing nets, surround the boat, they are fixed on the white dots painted on the fixing screws of the fiber cement sheets.

Ulysses’ face has a tragic expression of fear (the urge to listen and the fear of giving in to siren songs). It is a circle filled with traces of white paint, with two large ears made of semicircles open to the outside. His mouth, in the center of the painting and shaped sea urchin, is open to ask the rowers to undo his links. The face is a mirror where one can look at oneself, and identify with Ulysses and participate in the story.

The triangular shapes around the boat are oars whitened with foam.

C’est la dernière œuvre qu’il réalisera au château d’Antibes. De nombreux visiteurs y sont attirés par ses œuvres de 1946 : la tranquillité qu’il avait trouvée l’année passée pour travailler dans son atelier au second étage du musée n’existe plus. D’autre part il est occupé par une nouvelle aventure créatrice qui l’attire à Vallauris : la technique de la céramique.

Il rachète alors trois plaques de fibrociment, ceci nous montre qu’il avait apprécié ce support déjà utilisé à Antibes en 1946, sur lequel il peint comme alors avec de la peinture oléorésineuse industrielle de type Ripolin . Il assemble les plaques de manière à former un immense format vertical. Peignant à plat sur le sol du second étage du musée, il réalise Ulysse et les sirènes en trois jours, peu de temps avant l’inauguration, à la mi-septembre.

Le 22 septembre 1947 doit avoir lieu l’inauguration des premières salles « Picasso » au musée d’Antibes. Picasso est revenu à Golfe-Juan en juin 1947 et, pour cette inauguration, le conservateur du musée, Romuald Dor de la Souchère, lui commande une œuvre pour un des murs de la salle d’honneur du Château Grimaldi . Il est exceptionnel que Picasso réponde à une commande : il le fait généreusement, ajoutant un nouveau chef-d’œuvre aux œuvres réalisées à l’automne 1946 au musée, où il les avait laissées.

Une fois de plus Picasso s’est adressé à la mythologie, dont il ressentait l’appel plus fortement lorsqu’il séjournait à Antibes, ainsi qu’en témoigne Françoise Gilot : « Picasso en vrai Méditerranéen avait été nourri de ces récits depuis son enfance. Il les avait pleinement assimilés et c’était comme une part de son être à laquelle il avait accès et à laquelle il pouvait donner expression chaque fois que le climat méditerranéen retrouvé le ramenait vers les temps «  où les Dieux marchaient sur la terre sous forme humaine «  » (François Gilot, 1946, Picasso et la Méditerranée retrouvée). Le plus souvent les personnages qu’il emprunte à l’Antiquité, tels le Minotaure ou le Faune, reviennent de façon récurrente dans son œuvre, occupant profondément son esprit. Par contre Ulysse reste un thème isolé, choisi semble-t-il grâce à Dor de la Souchère qui affirmait lui avoir suggéré un autre thème de l’Odyssée lié à Circée.

Autant les faunes, nymphes et centaures de l’été et automne 1946 évoquent bonheur et liberté partagés, inspirés par l’après-guerre, autant la rencontre d’Ulysse avec les sirènes noue une problématique profondément individuelle.

Il y a sans doute une part d’identification entre Picasso et Ulysse, dans cette scène riche en retentissements symboliques et psychologiques où s’opposent une masculinité passive, et une féminité à la fois menaçante et désirable.

Une autre particularité de l’œuvre est de représenter une scène complexe comportant un véritable développement narratif dans un raccourci saisissant.

Une source littéraire : Homère, L’Odyssée, Chant XII

Ulysse se trouve sur l’île d’Aiaié, chez la magicienne Circé. Elle l’avertit des dangers qu’il doit encore affronter avant son retour à Ithaque :

« Et l’auguste Circé alors m’adressa ces paroles : …  » Toi, écoute tout ce que je vais te dire ; d’ailleurs un dieu même t’en fera souvenir. Tu arriveras d’abord chez les sirènes, dont la voix charme tout  homme qui vient vers elles. Si quelqu’un les approche sans être averti et les entend, jamais plus sa femme et ses petits-enfants ne se réunissent près de lui et ne fêtent son retour : le chant harmonieux des sirènes le captive. Elles résident dans une prairie, et tout à alentour le rivage est rempli des ossements de corps qui se décomposent ; sur les os la peau se dessèche. Passe sans t’arrêter. Pétris de la cire douce comme le miel et bouche les oreilles de tes compagnons, pour qu’aucun d’eux ne puisse entendre. Toi-même, écoute, si tu veux ; mais que sur ton vaisseau rapide on te lie les mains et les pieds, debout au pied du mât, que l’on t’y attache par des cordes, afin que tu goûtes le plaisir d’entendre la voix des sirènes. Et si tu pries et presses tes gens de te délier, qu’ils te serrent de liens encore plus nombreux…. ».

Il quitte Circé et transmet ces avertissements à ses compagnons. Ils atteignent l’île des sirènes :

« Ainsi, expliquant tout à mes compagnons, je les mis au courant. Cependant la nef solide arriva vite à l’île des sirènes, car un vent favorable qui nous épargnait toute peine hâtait sa marche. Alors le vent tomba aussitôt ; le calme régna sans un souffle ; une divinité endormit les flots. Mes gens s’étant levés roulèrent les voiles du vaisseau et les jetèrent au fond de la cale ; puis, s’asseyant devant les rames, ils faisaient blanchir l’eau avec leur sapin poli. Moi, avec le bronze aiguisé de mon épée, je taillais un grand gâteau de cire et j’en pétrissais les morceaux de mes mains vigoureuses. Aussitôt la cire s’amollissait sous la force puissante et l’éclat d’Hélios, le souverain fils d’Hypérion. A tous mes compagnons tour à tour je bouchais les oreilles. Eux, sur la nef, me lièrent tout ensemble les mains et les pieds ; j’étais debout au pied du mât auquel ils attachèrent les cordes. Assis, ils frappaient de leurs rames la mer grise d’écume. Quand nous ne fûmes plus qu’a une portée de voix, ils redoublèrent de vitesse, mais la nef qui bondissait sur les flots ne resta pas inaperçue des sirènes ; car elle passait tout près, et elles entonnèrent un chant harmonieux.  » Allons viens ici, Ulysse, tant vanté, la gloire illustre des Archéens ; arrête ton vaisseau pour écouter notre voix. Jamais nul encore ne vint par ici sur un vaisseau noir, sans avoir entendu la voix aux doux sons qui sort de nos lèvres ; on s’en va charmé et plus savant ; car nous savons tout ce que dans la vaste Troade souffrirent Argiens et Troyens par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière ». Elles chantèrent ainsi en lançant leur belle voix. Et moi, j’aspirais à les entendre, et j’ordonnais à mes compagnons de me délier, par un mouvement des sourcils ; mais, penchés sur les avirons ils ramaient, tandis que se levant aussitôt, Périmède et Eurylochos m’attachaient de liens plus nombreux et les serraient davantage. Puis dès qu’ils eurent passé les sirènes et que nous n’entendîmes plus leur voix ni leur chant, mes fidèles compagnons retirèrent la cire dont j’avais bouché leurs oreilles et me délivrèrent de mes liens. »

(Homère, L’Odyssée, traduction Médéric Dufour et Jeanne Raison, Ed. Garnier, 1965)

Ulysse et les sirènes dans l’histoire des arts visuels

Ce thème appartient donc au texte ou au chant avant d’appartenir aux arts plastiques. Cependant, plusieurs représentations antiques de ce thème nous sont parvenues, la plus connue étant celle d’un vase de céramique attique, un stamnos à figures rouges, vers 480-470 av. J.-C., conservé au British Museum.

Autres représentations antiques d’Ulysse et les sirènes :

Lécythe à fond blanc, fin VIe siècle av. J.-C, Musée national archéologique d’Athènes ; cratère en cloche à figures rouges, 330 av. J.-C., Staatliche museum de Berlin ; Urne funéraire, IIe-Ier siècle av. J.-C, Musée national étrusque, Volterra ; Fresque de Pompéi,  milieu du Ier siècle après J.-C, British Museum, Londres ; Mosaïque trouvée à Dougga, IIe siècle ap. J-C, Musée du Bardo, Tunis ; Plaque Campana en terre cuite, Ier -IIIe siècle ap. J.-C., Paris, Musée du Louvre.

Au Moyen Âge, à la Renaissance et à la période classique, le thème sera peu illustré :
Ulysse séduit par les sirènes dans Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, 1340-1350, enluminure, BNF ; Primatice, Ulysse affronte les sirènes et franchit Charybde et Scylla, Pour la galerie d’Ulysse à Fontainebleau, 1550 ; Alessandro Allori, Ulysse et les Sirènes, 1580, Palazzo Salviati, Florence.

Par contre au XIXe siècle, la scène inspirera, de nouveau, romantiques et orientalistes, puis surtout symbolistes :
William Etty, Les sirènes et Ulysse,1837, Manchester Art Gallery ; Victor Mottez, Ulysse et les sirènes, vers 1848, Musée des Beaux-arts de Nantes ; Leon Belly, Les Sirènes, 1867, musée de l’hôtel Sandelin, Saint-Omer ; Gustave Moreau , Les Sirènes, XIXe siècle, Musée Gustave Moreau, Paris ; John  William  Waterhouse, Ulysse et les sirènes, 1891, National Gallery of Victoria, Melbourne ; Herbert James Draper, Ulysse et les sirènes, 1909, Ferens Art Gallery, Kingston Upon Hull.

byAntibes Juan-les-Pins

Autour d’une œuvre Septembre 1947 Pablo Picasso Peinture oléorésineuse et Ulysse et les sirènes graphite sur fibrociment (3 panneaux) 360 x 250 cm Une commande Le 22 septembre 1947 doit avoir lieu l’inauguration des premières salles « Picasso » au musée…More

La barque bien menée

par Pierre Fresnault-Deruelle

Au centre, Ulysse, avec sa bouche en rondelle de citron : visage plein, dont on dirait qu’il est à la fois lune et soleil (les pointes mithraïques des  » dames de nage  » forment autant de rayons). Curieusement, ce visage inexpressif se charge d’une valeur tragique. Comme si d’être associé à ce contexte mouvant et complexe, le personnage trahissait quelque crainte.

Convient-il de voir dans les courbes et contre-courbes qui entourent la nef, l’équivalent pictural de ce qui, pour le héros d’Homère, opère tel un charme ? Une créature à tête d’oiseau, près de l’oreille gauche d’Ulysse, s’épanouit en un dessin dont « l’affleurissement » dit plastiquement la caresse, faute -évidemment- d’en pouvoir manifester l’équivalent sonore.

Quant à la grande Sirène bleue, aux seins ornés, qui passe sous le navire, elle est aussi, à n’en point douter, une redoutable séductrice. Ne se faufile-t-elle pas, justement dans la zone sensible, entre coque et gouvernail, pour dévier le navire de sa trajectoire ? Homère qui nous conte qu’éclairé par Circé le marin sut rester ferme dans l’adversité, se voit ici admirablement servi par Picasso : tant pour les compagnons supposés du héros que pour les spectateurs du tableau, l’impeccable capitaine constitue le seul point d’arrimage véritable à quoi se raccrocher. En vérité, son rôle est d’instaurer dans la représentation peinte ce que, dans le récit mythique, le héros est chargé d’accomplir : garder le cap quoi qu’il arrive. Il y a de la boussole dans la figure ronde du roi d’Ithaque.

L’élément marin (deuxième et troisième panneau en remontant), dans le même registre de bleu que le ciel, laisse à penser qu’entre l’eau et l’air nulle solution de continuité ne vient rompre la circulation des fluides. Parallèle au plan du navire qui va droit devant, le mât, auquel est attaché le Grec, n’est-il pas une étrave destinée à s’enfoncer plus avant dans son voyage ? En un mot, même si c’est au loin que les montagnes découpent leurs silhouettes, force est encore d’admettre que ces pics (notamment à droite) matérialisent autant d’obstacles, incisifs et immédiats, que le marin est tenu d’affronter. Sous les repentirs du peintre, ces « dents » signifient, au reste, qu’elles ont été d’abord des faciès inquiétants !

Ce visage qui nous toise est décidément énigmatique. Enchâssé au beau milieu de la composition, ce « lunatique » soleil se présente comme une plage quasi évidée. A l’instar d’un artiste contemporain qui, dans ses notes de travail parle de la peinture comme d’un « trou dans la vision », ne faut-il pas considérer que le motif central d’Ulysse et les Sirènes est une mise en abyme ? Et que, pour mieux entendre la rumeur du monde, Ulysse se serait, en quelque manière, voilé la face ? Il y a, en effet, dans ce cercle blanc l’ébauche d’un visage, dont Picasso a voulu qu’il ait par ailleurs les yeux écarquillés, c’est-à-dire la marque de qui considère la vision droite (ou classique) pour ce qu’elle est désormais : le meilleur moyen de n’y voir goutte. Mieux, ce bateau-poisson serait aussi (ou plutôt d’abord) un oculus gigantesque où le visage du capitaine fait office d’iris ? Eloge (en forme d’ironie) d’une certaine cécité ? Sans nul doute, et ceci dans la mesure où le chant des sirènes est au marin ce que l’immédiate et profuse beauté de la Côte d’Azur est aux yeux de l’artiste : une impérieuse sollicitation avec laquelle il est nécessaire d’instaurer quelque distance. D’où cette parade de Picasso, finalement ravi de retrouver le chemin détourné de la décoration, mais au sens où l’entendait Valéry : « Qu’on veuille bien se rappeler (…) » nous dit le poète, « les spires, les oves des anciens (…), les murs voluptueux des Arabes ; et dans chacune de ces époques l’introduction des similitudes des plantes, des bêtes et des hommes, le perfectionnement de ces ressemblances : la peinture, la sculpture ».

Auteur : Pierre Fresnault-Deruelle

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